Comment les médias ont permis l'émergence d'Eric Zemmour ?
Depuis l’arrivée d’Éric Zemmour en son sein, la sphère médiatique n’a eu cesse de vouloir lui donner une grande visibilité tout en le contredisant. Plus que les grandes chaînes, c'est le polémiste lui-même qui en a tiré parti.
Pestiféré mais omniprésent. La relation entre Éric Zemmour et les médias au sein desquels il a pignon sur rue est particulière, complexe. Le polémiste y profite d’une visibilité qui rendrait rouge de jalousie n’importe quel homme politique, mais y est constamment critiqué, contredit. Les regrets prononcés par Laurent Ruquier le 14 mars dans son émission On n’est pas couché en attestent : Eric Zemmour est un monstre qui a échappé à son créateur, les médias (et Laurent Ruquier en partie) eux-mêmes.
Aux côtés d’iTélé, l’animateur occupe le rôle du Docteur Frankenstein. La chaîne d’information en continu a été la première à offrir une visibilité au polémiste dans Ca se dispute, à partir de septembre 2003. Mais c’est au sein de l’émission diffusée le samedi soir sur France 2 que Zemmour a acquis sa renommée, depuis septembre 2006 jusqu’en mai 2011. Laurent Ruquier annonce alors le remplacement du duo que le journaliste du Figaro forme avec Éric Naulleau. Officiellement, il s’agit d’une décision prise par Laurent Ruquier seul afin d’ «apporter un souffle nouveau » au programme.
Pour Nordine Nabili, directeur du Bondy Blog, cette décision découle des frasques judiciaires du chroniqueur. Le 18 février 2011, trois mois avant l’annonce de son départ, Eric Zemmour est condamné par le tribunal de Paris pour « provocation à la discrimination raciale » suite à des propos tenus le 6 mars 2010. Ce jour-là, il avait affirmé sur France O que les employeurs « ont le droit de refuser les Noirs ou les Arabes », et sur Canal+ que « la plupart des trafiquants sont noirs ou arabes ». « C’est sur la base de cette condamnation que France 2 s’est débarrassée de Zemmour » affirme M. Nabili. Une version aujourd’hui appuyée par les regrets de Laurent Ruquier.
Omniprésent, mais constamment contredit
Son éviction de France 2 mise à part, Éric Zemmour garde par la suite une visibilité proéminente au sein des médias. Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégie d’entreprise de l’Ifop, l’atteste : « 70% des français ont une bonne ou mauvaise opinion d’Eric Zemmour, ce qui montre qu’il a une très grande visibilité ». Et la position qu’il occupe au sein du paysage audiovisuel français lui est bénéfique. Car s’il est très présent au sein du PAF, le polémiste ne cesse d’en dénoncer la bien-pensance.
Il faut dire que la relation des médias à Éric Zemmour est elle-même ambivalente. D’une part, les chaînes de télévision et de radio ont intérêt à donner du temps d’antenne au polémiste. Pour certains, comme Nordine Nabili, ancien éditorialiste à RTL, cela relève d'une logique économique : « Si Éric Zemmour est maintenu à RTL, affirme le directeur du Bondy Blog, c’est parce qu’il fait de l’audience ». Le sociologue des médias Patrick Charaudeau partage l’analyse, estimant que le polémiste « parle comme il faut dans les médias ». « Dans cette concurrence d’audimat, on essaie de créer des situations spectaculaires, dramatisantes, qui font polémiques ». D’autres, comme Jérôme Fourquet, estiment qu’il s’agit aussi de représenter au sein des médias l’opinion des classes populaires : « Zemmour ou Marine Le Pen sont les seuls aujourd’hui à parler des problèmes qu’eux (sic) rencontrent, et que les autres partis politiques ou intellectuels ne voient pas ».
Martyr parmi les journalistes de gauche
Problème : les idées d’Éric Zemmour sont minoritaires au sein de la sphère journalistique, bien plus à gauche que l’ensemble de la population française. En 2001, un sondage Ifop pour l’hebdomadaire Marianne révélait que 63% des journalistes comptaient voter à gauche lors du premier tour des présidentielles, l’année suivante. Et 32% avaient l’intention de choisir Lionel Jospin, qui n’a recueilli que 16,18% des suffrages lors de l’élection.
« Je connais beaucoup de journalistes d’iTélé et de RTL qui sont mal à l’aise avec ça (les propos d’Eric Zemmour, ndlr) », confirme Nordine Nabili. La Société des journalistes (SDJ) de RTL s’est ainsi « désolidarisée » d’Éric Zemmour après la polémique issue de ses propos concernant une éventuelle déportation des musulmans de France, en décembre. Celle d’iTélé avait réclamé un « geste fort » de la direction de la chaîne.
S'il est très présent au sein des médias, le polémiste est constamment isolé. Et contredit. Eric Zemmour incarne aujourd’hui le penseur de droite, martyr parmi les journalistes de gauche. Les médias auraient ainsi « préféré les leçons de morale et [le] mettre sur le bûcher plutôt que de vérifier » les informations, avait déclaré le principal intéressé en réaction à la polémique. « Zemmour l’a très bien compris, affirme Jérôme Fourquet. Les bien-pensants ont besoin d’audience, et ils appellent Zemmour parce qu’il en fait. »
La spectacularisation des médias
Pour contrer et contredire les propos d’Eric Zemmour, le procédé au sein du paysage audiovisuel français est souvent le même : le débat. Un dispositif qui, explique Patrick Charaudeau, n’a plus pour but d’ « éclairer le téléspectateur » mais d’attirer son attention. De fait, une « spectacularisation » des débats s’est progressivement opérée depuis les années 1980.
Eric Zemmour ne débat donc pas face à des spécialistes des sujets traités, mais face à d’autres chroniqueurs comme Nicolas Domenach, Léa Salama ou Aymeric Carron. Et lorsque ces derniers tentent de mettre en lumière les inexactitudes qui existent au sein de l’argumentation du polémiste, une pirouette rhétorique lui permet de tourner le débat à son avantage.
« On voit les réactions » des spécialistes, observe Patrick Chareaudau. « Mais elles apparaissent dans la presse, et comme elle est très peu lue, ça ne s’adresse pas à un grand public » ajoute le sociologue des médias. Suite au « clash » entre Éric Zemmour et Léa Salamé à propos du régime de Vichy, le 4 octobre dans On n’est pas couché, plusieurs sites d’informations comme Le Monde ou Les Inrockuptibles avaient publié des interviews d’historiens dénonçant la « falsification de l’histoire » effectuée par le polémiste.
Voir les propos condamnés
Autre possibilité pour dévoiler les contre-vérités existant au sein de l’argumentaire d’Eric Zemmour : le fact-checking, exercice journalistique consistant à vérifier les faits. Un sujet du journal télévisé de France 2 diffusé le 14 octobre dernier s’attaquait aux affirmations de l’ancien chroniqueur d’On refait le monde. Dans la mire des journalistes : des chiffres qu’Éric Zemmour a utilisés à plusieurs reprises au cours de débats depuis novembre 2012. Il cite une étude de l’INSEE, dont l’auteur apparaît devant la caméra des journalistes. Ce dernier dément les trois affirmations du polémiste : il n’y a jamais eu douze millions d’étrangers en France, ou sept millions d’enfants étrangers sur le territoire, et le constat selon lequel, dans un cas sur trois, un français se marie avec un étranger, est faux.
La responsabilité des médias
Malheureusement, ces rectifications se font, dans chaque cas, a posteriori. Sur le plateau des émissions de débat, Eric Zemmour continue de régner en maître face aux chroniqueurs auxquels il est opposé. « Si le média a pour souci d’éclairer le citoyen, il faut qu’il mette les gens comme Zemmour en face de spécialistes », remarque Patrick Charaudeau.
La responsabilité en incombe donc aux médias d’inviter le polémiste et de le mettre face à une personne capable de rétablir la vérité, les faits. Une mission qu’ils n’arrivent pas à remplir. Pour certains, il ne s’agit pas là du problème le plus grave. Car, si de nombreux médias invitent Eric Zemmour, certains le salarient. « A force de jouer avec des allumettes, on se brûle, et iTélé et RTL se sont brûlés d’un point de vue éthique », métaphorise Nordine Nabili. Dans l’émission Le grand direct de l’actu, diffusée le 18 décembre 2014, la secrétaire nationale du Parti de gauche Danielle Simonnet partageait le même avis. « Ils ne sont pas obligés » de payer Eric Zemmour, avait-elle déclaré. « Ou alors c’est qu’ils assument et estiment que ce sont des idées à banaliser. » Le rappeur et chroniqueur Rost, président du collectif Banlieues Actives, avait alors nuancé ces propos. « Je ne suis pas pour qu’iTélé le vire, il y a un contradicteur en face. Sur RTL, c’est une chronique qu’il a, où il est tout seul. Là, ça pose problème, parce qu’il véhicule certaines idées sans contradicteur. »
Paradoxalement, la chaîne du groupe Canal+ s’est séparée du polémiste, alors que RTL l’a gardé à l’antenne. La direction de la station de radio a affirmé défendre, par cette décision, la liberté d’expression. Un droit dont Céline Pigalle, directrice de la rédaction d’I-Télé, se dit « très soucieuse ». « Nous avons défendu celle d’Éric pendant plus de dix ans, pour que ses idées soient prises en compte, contredites et débattues. Mais aujourd’hui, on a l’impression que c’est lui qui fixe les règles et de quoi on parle. On a de moins en moins le sentiment qu’on peut débattre. Le dialogue est devenu de plus en plus difficile, voire impossible. On a l’impression qu’il se parle à lui-même et à son public. » Preuve que le monstre a échappé à son créateur.