Eric Zemmour : de l'art du discours
Des phrases courtes et frappantes. Des expressions plus littéraires, et appuyées par des références scientifiques ou historiques ... Eric Zemmour sait manier la langue et les mots, comme il sait manier le jeu du plateau télé. Polémiste, il n’hésite pas à aller sur des terrains glissants mais sait comment éviter le couperet de la Justice. La rhétorique (l’art de la persuasion) est pour lui une arme d’attaque comme de défense.
Pourquoi a-t-on l’impression qu’il sort vainqueur des débats télévisés et radio ? « Attention cela peut être une construction rhétorique que de le faire croire », prévient Patrick Charaudeau, analyste du discours et des médias. Pourtant, il répond bien à une logique de « spectacle médiatique ». Par la dramatisation des débats à la télévision, le téléspectateur est poussé à prendre parti pour l’un ou l’autre intervenant. Or comme le rappelle le sociologue : « l’individu citoyen a besoin de certitude, donc on joue certitudes contre certitudes. Le dispositif lui même pousse les gens à être plus attiré par la polémique ». Et comme Eric Zemmour est un expert du genre, « il y a identification à cet acteur ». Amateur d’aphorismes, citations et formules, il lance ses idées par un discours bien pensé et accrocheur.
Eric Zemmour sait comment il faut parler dans les médias. Par peur d’une perte d’audience, ces derniers préfèrent éviter les explications compliquées à propos d'un sujet donné. Le discours d’autorité, accompagné de phrases courtes et percutantes, est donc une bonne recette pour tout chroniqueur. Mais ce type de parole revient à ne pas apporter de preuve et à dire «c’est comme ça, c’est un fait», explique Patrick Charaudeau. Un procédé caractéristique du discours politique, en particulier celui de la conquête du pouvoir. Astucieux, puisque cela a beaucoup d'impact sur le public.
Condamné pour avoir « justifié une pratique discriminatoire illégale », la procureur de la République Anne de Fontette met en avant « le crédit qui peut être accordé aux paroles » du prévenu, « un homme de médias, un polémiste reconnu ».
"Ils ont le droit de pratiquer la discrimination à l'embauche"
« Le droit au nom de quoi ? » interroge Patrick Charaudeau, « Où est le devoir là-dedans ? Encore une fois, c’est une phrase PAF, courte, radicale, à la fois la parole d’un politique ou comme s’il était un spécialiste. Et c’est pourquoi ça marche. »
Le discours d'Eric Zemmour est fataliste, il fait de simples « constats », des vérités qui s’imposeraient par évidence, pour décrire ce qu'il appelle « la réalité ». Pour autant, il ne donne pas de preuve de ce qu'il affirme. Mais une phrase courte, percutante et d’autorité, ne donne pas la place à une démonstration des faits censés être « avérés ». Sauf qu’il ne cherche pas à convaincre mais à sidérer et persuader. Dans Le Suicide Français, il parle de « destruction », « Kosovo français » et «champs de ruines». Son vocabulaire est total, une rhétorique propre aux discours politiques dans les médias. Nuance ne rime pas avec audience.
« Sauf que dans le cas de Zemmour, explique Patrick Charaudeau, son discours est investi de soupçons parce qu'il ne représente aucun groupe social ou politique déterminé. On ne sait pas d'où ça vient ».Toute personne qui prend position dans la place publique représente en effet quelque chose et donc des intérêts. Ce qui n'est pas le cas du polémiste. Il ne représente ni un syndicat, ni une association, ni un parti politique.
Argument d'autorité et prétention scientifique
Sous couvert du statut de chroniqueur journaliste, il parle pourtant au nom d ‘un engagement vis-à-vis de certaines valeurs. Un « flou » qui rend le discours du polémiste plus « dangereux « et « pervers » que celui de Jean-Marie Le Pen, selon Patrick Charaudeau. Et qui permet au chroniqueur de se situer à la limite des rôles de scientifique et de polémiste.
« Il parle comme quelqu'un qui a un savoir scientifique », atteste l'analyste. Eric Zemmour appuie ses arguments d'autorité sur cette prétention de scientificité, tout en profitant de la plus grande liberté d'expression que lui confère le statut de polémiste.
Fin novembre sur France 5, Christopher Baldelli, le patron de RTL parle du polémiste en ces termes « Zemmour est un intellectuel, sûrement pas un homme politique et de moins en moins un journaliste ». Un glissement de statut qui voudrait, selon plusieurs journalistes, que les chaines adaptent la place qu’elles lui donnent.
S’il ne joue pas franc jeu sur son statut, il joue néanmoins le rôle « d’intellectuel organique ». C’est en tout cas ce qu’analyse Jerôme Fourquet de l’IFOP–Opinion Publique : « Par les enchainements « logiques » qu’il construit, en disant « vous avez conscience de... moi je vais vous expliquer d’où ça vient... il rend intelligible des idées confuses ». Il n’est peut être pas un scientifique, ni ouvertement un politique, mais il parvient à exprimer ce qu’une partie de la population pense confusément.
Le jeu des implicites
Une « rhétorique malicieuse voire déloyale », tels sont les termes du parquet, lors du procès en diffamation de 2012. Les propos du chroniqueur ne sont pas pour autant jugés condamnables, comme le rapporte Le Point « les escroqueries intellectuelles ne se retrouvent pas toujours devant un tribunal correctionnel et même rarement ».
Même s’il lui est déjà arrivé de déraper, il sait choisir ses mots. La liberté d’expression impose aussi ses limites, définies par le droit, et il en a déjà fait l’expérience. « Il calcule beaucoup ce qu’il dit » analyse le spécialiste du discours Patrick Charaudeau...
Plaire aux auditeurs et aux médias, tout en se prémunissant d’éventuel procès, tels sont les enjeux de sa rhétorique « qu’on peut dire d’extrême droite » analyse Patrick Charaudeau, rappelant que « l’effet des implicites, c’est que le public peut s’approprier ses idées sans le dire, donc renforcer leurs propres opinions ».
Lors de l’émission « Salut les terriens » diffusée sur Canal+ le 6 mars 2010, et animée par Thierry Ardisson, le chroniqueur Éric Zemmour, réagissant aux propos d’un interlocuteur qui dénonçait les contrôles au faciès, déclare : « Mais pourquoi on est contrôlé dix-sept fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est comme ça, c’est un fait… ».
Une déclaration qui ne dit pas ce qu’elle dit. Comme le rapporte Daniel Schneidermann dans sa chronique du journal Libération parue le 28 février, il est dit « la plupart », et non pas « la majorité ». « La plupart » reste dans le flou du nombre.
Et s’il avait dit « délinquant », cela reviendrait à « essentialiser » comme l’analyse Patrick Charaudeau, comme si c’était une question de nature, celle des « noirs et des arabes » en l'occurence. Dire « trafiquant » insinue que cela peut changer. Du point de vue judiciaire, il n’a donc pas pu être condamné sur ces propos. Pourtant il laisse entendre qu’il s’agit bien d’une large majorité, et qu’il y a un lien direct avec le fait qu’ils soient noirs et arabes. « Je ne dis pas mais je laisse entendre », c’est cela l’implicite.